Flammechant était debout. Il ne dit rien quand ils entrèrent, se contentant de faire signe à Karal de le suivre dans la chambre aménagée pour ressembler à l’intérieur d’une tente.

Karal parla à Altra jusqu’à ce que le soleil se lève. Puis ils s’endormirent, épuisés…

Mais plus seuls.

Quand Karal se réveilla, il devina, à la lumière, que c’était l’après-midi. Il avait dormi beaucoup plus longtemps qu’il ne l’aurait cru, Altra toujours roulé en boule près de lui.

Le Chat de Feu ouvrit un œil quand il remua et leva la tête pour river sur lui son regard bleu et voilé.

— Altra ?

Ça va aller… La douleur est supportable, maintenant. Nous avons des choses à faire – toi surtout – et Ulrich ne serait pas content que nous négligions nos devoirs.

Karal se frotta les yeux. Son nez et ses joues étaient à vif à force de les essuyer. Etrange comme ces petits inconforts pouvaient détourner une personne de sa peine… Mais pas assez pour être davantage qu’un fardeau supplémentaire.

Il s’était réveillé avec le cœur si lourd que tout lui semblait drapé d’un voile gris. Même s’il aurait dû avoir faim, ça n’était pas le cas.

Il gratta les oreilles d’Altra, qui ne sembla pas se plaindre d’être traité comme un félin ordinaire.

Toutes ses affaires étaient là, dans des paniers, d’un côté de la pièce. La décoration était-elle censée rappeler l’intérieur d’une tente shin’a’in ? Sans doute. La chambre d’An’desha… Bien qu’il doutât que son ami y dorme très souvent.

Soudain, il se demanda ce que Talia avait eu l’intention de leur dire, au sujet d’An’desha. Si elle n’était pas venue à leurs appartements, les choses auraient-elles été différentes ?

Aucune importance ! Karal devait suivre son propre conseil et ne pas se torturer avec des « si ». Le danger ne s’était pas envolé simplement parce qu’Ulrich était…

Ses yeux le brûlèrent.

Mais il avait beaucoup de travail à faire.

D’abord, il devait se changer.

— Altra, restez ici et reposez-vous. (Sous sa main, la fourrure était rêche ; le Chat ne semblait pas en forme, comme si les événements de la veille l’avaient vidé.) Je reviendrais dès que j’aurais réussi à découvrir ce que font les autres.

— Tout le monde – autrement dit les mages et le prince Daren – est en route pour ici, répondit Flammechant sur le seuil de la chambre. (Karal leva la tête. Il ne l’avait pas entendu arriver.) Puisqu’il y a un agent impérial au Palais, l’ekele est l’endroit le plus sûr. J’en ai supervisé la construction moi-même, et j’ai tout passé au peigne fin avant que tu n’arrives, au cas où d’autres « cadeaux » comme ceux d’hier auraient été déposés pour nous.

Le Frère du Faucon entra et s’assit sur les talons près de la paillasse que partageaient Karal et Altra. Il regarda longuement le jeune homme.

Karal ne dit rien. Il était trop fatigué et trop malheureux pour s’engager dans une joute verbale avec l’Adepte. Si Flammechant voulait savoir quelque chose, il n’avait qu’à demander !

— Je crois que je comprends, maintenant…

— Quoi ?

Karal n’était pas non plus d’humeur à échanger des phrases sibyllines.

— Ce qu’An’desha voit en vous, répondit l’Adepte.

Karal lui rendit son regard. Conscient que Flammechant le testait, il refusa de mordre à l’hameçon. Le Tayledras voulait peut-être lui faire oublier sa peine, mais sa tactique était mauvaise.

— Talia voulait vous parler et… (Flammechant hésita, puis se lança :) Elle s’est déjà entretenue avec moi. D’après elle, An’desha traverse une crise. Il a peur de libérer ses émotions et de perdre le contrôle s’il doit continuer à fouiller les souvenirs de « Ma’ar ». Apparemment, ce sont les plus puissants et les plus fascinants de tous. Fléaufaucon était fou, mais Ma’ar semblait aussi sain d’esprit que peut l’être un monstre dans son genre. Il rationalisait tout ce qu’il faisait. Je suppose que c’est ce qui rend ses souvenirs si « séduisants ».

Flammechant haussa les épaules.

— An’desha a peur de tout, et j’ai très souvent perdu patience face à sa timidité. Pour être franc, je doute qu’il nous soit très utile, à moins d’accepter d’affronter ce qu’il y a à l’intérieur de lui. Et je sais qu’il ne pourra pas… hum… nous aider s’il continue à refouler ses sentiments.

— C’est ce que vous avez dit à Talia ?

— Maintenant je vous le dis, à vous, confirma l’Adepte. En ce moment, nous ne pouvons pas permettre que l’un de nous soit handicapé. Or, An’desha est comme un faucon encapuchonné.

— Ou un cheval de course avec des œillères, acquiesça Karal. Laissez-moi y réfléchir.

— Bien. (Flammechant se leva. Aujourd’hui, il avait choisi de se vêtir en blanc, comme s’il voulait incarner l’hiver qui approchait à grands pas.) Je ne suis pas toujours aussi dur. Si j’avais le choix, je n’aurais pas mentionné ça avant que vous n’alliez mieux. Un fardeau dont vous auriez pu vous passer…

— Mais nous n’avons pas le temps d’être sensible, reconnut Karal. Je comprends.

— Vous pouvez vous laver dans les bassins du jardin, dit le mage, changeant de sujet. Et vous trouverez de quoi manger dans la cuisine. Les autres seront bientôt là.

Manger. Non, il ne voulait toujours pas y penser et se souvenir de toutes les fois où Ulrich l’avait taquiné sur la quantité de nourriture qu’il ingurgitait.

Non… J’ai tort de réagir comme ça. Je dois justement penser à ces choses.

Karal devait se souvenir. Tout ce que lui avait dit Ulrich était précieux, et désormais, il lui faudrait faire appel à sa mémoire pour préserver ce trésor.

Il avait l’habitude de me proposer de l’herbe à chat, comme si elle pouvait m’affecter à la manière d’un vrai félin.

Altra !

— Que lui répondais-tu ? demanda Karal.

Je le priais de faire du thé avec et de le servir d’une manière civilisée. La vie était drôle, à l’époque.

— Et elle le redeviendra un jour… Si tu veux, je peux t’apporter quelque chose à manger.

Ainsi, Florian a vendu mon secret ? De toute manière, je ne pouvais pas rester mystérieux éternellement… Oui, apporte-moi quelque chose qui ne soit ni du pain ni un végétal.

— Dès que j’aurai pris un bain.

Au moins, Altra n’avait pas perdu l’appétit. Un bon signe. Il était sur la voie de la guérison.

Karal se sentit beaucoup mieux après s’être lavé et avoir changé de vêtements. Il appréciait que rien autour de lui ne lui rappelle Ulrich. Dans le cas contraire, il n’aurait pas pu garder son fragile équilibre.

Mais son appétit n’était pas revenu. Fouiller dans le garde-manger ne fit pas disparaître la boule froide qu’il avait au creux de l’estomac. Il se contenta de prendre soin d’Altra et trouva du poisson si frais qu’il avait dû être péché le matin. Un de ses deux hôtes devait avoir deviné la vraie nature du Chat de Feu. Altra ne se jeta pas sur son repas comme un affamé, mais il le mangea jusqu’à la dernière miette.

Je suis désormais le seul représentant de Karse… Jusqu’à ce que Solaris envoie quelqu’un d’autre… c’est moi ou personne. Il faut donc que je soigne ma tenue.

Karal choisit une de ses robes d’apparat, se changea encore et ajusta le médaillon solaire sur sa poitrine. Il aurait aimé avoir un miroir.

Tu es parfait, dit Altra. Et tu as grandi depuis ton arrivée. Un peu jeune pour un ambassadeur, mais pas plus que certains seigneurs ou monarques. J’ai même entendu parler de Fils du Soleil pas plus vieux que toi.

Karal tira sur sa tunique.

— Il faudra bien que je fasse l’affaire… puisqu’il n’y a personne d’autre pour le moment.

— Vous ferez très bien l’affaire. (Flammechant était de nouveau entré sans qu’il l’entende.) Désormais, vous n’êtes plus un secrétaire ! Descendons… Les autres nous attendent.

Tu seras parfait, murmura Altra.

Il avait raison – si l’apparence seule comptait. Mais il aurait aimé avoir autant confiance en ses capacités.

Logiquement, le but de la réunion fut de trouver un moyen de découvrir l’agent impérial.

— J’ai interrogé tous les serviteurs sous un Sort de Vérité, dit Elspeth quand Flammechant et Karal arrivèrent. Ils ne sont rien de plus que ce qu’ils semblent être. Donc, il ne peut pas s’agir d’un de nos serviteurs réguliers.

A côté d’elle, Ventnoir avait une épaule bandée, et Treyvan arborait des points de suture sur une aile.

— Ça pourrait être l’un de nous, vous savez, dit Karal.

Le prince Daren fit la grimace.

— Ça ne m’a pas échappé. Ou un des autres ambassadeurs, depuis longtemps à la cour. Qui que soit cet agent, il doit vivre parmi nous depuis quelque temps. C’est peut-être un étranger à qui nous faisons confiance. Mais les convaincre de se soumettre à un Sort de Vérité serait difficile.

— Difficile ? répéta Flammechant, sardonique. Seulement si vous ne voulez pas risquer un incident...

— Selenay n’y tient pas particulièrement, dit le prince. Nous en avons déjà assez comme ça. Solaris a envoyé un message magique pour nous signaler qu’elle était au courant de la situation et que ça ne changeait rien.

Sauf que Ulrich est mort… J’avais pourtant promis de veiller sur lui. (Karal baissa la tête, le temps de reprendre le contrôle de ses émotions.) Altra a dû lui apprendre la nouvelle avant de s’effondrer. Pas étonnant qu’il ait l’air tellement vidé.

— Ça nous laisse… quoi ? Une centaine de suspects ? avança Kerowyn. Et un grand risque que le coupable récidive.

Karal fronça les sourcils. Peut-être passait-il trop de temps avec les ingénieurs… Mais il devait être possible de réduire le champ d’investigation.

— Attendez, dit-il. Il ne peut pas y avoir autant de monde que ça. Il faut que ce soit quelqu’un qui a une position assez élevée pour que nul ne s’étonne de le voir n’importe où dans le Palais. Mais pas assez élevée pour être un objet d’attention constante. De plus, le coupable doit avoir eu au moins une occasion de pénétrer dans les suites officielles cette année. S’il s’agit d’un agent en place depuis longtemps, l’Empire l’utilise aussi pour rassembler des informations… Donc, il faut qu’il ait des raisons d’expédier et de recevoir des paquets plusieurs fois par an. Rappelez-vous, avant l’année dernière, il n’aurait pas pu envoyer de messages magiques. Jusque-là, vous aviez une protection contre ce genre de choses…

Une fois de plus, son intellect l’obligeait à oublier un peu sa peine.

— Cela élimine les serviteurs, conclut-il. Kerowyn se mordilla la lèvre inférieure.

— Et la plupart de mes suspects, admit-elle. Mais ça pourrait être un serviteur attaché à un noble.

— Ou un de vos nobles, fit remarquer Ventnoir. Ce ne serait pas la première fois qu’on comploterait contre Selenay.

— L’arme était imprégnée d’une magie résiduelle qui laisse penser qu’elle visait un individu particulier, dit timidement An’desha. Donc, l’agent doit être un mage. Ou alors, il a eu accès à un objet appartenant à chacune de ses victimes potentielles.

— Il s’agit également d’une personne qui a eu l’occasion de dissimuler ses « cadeaux » dans les moulures. (Kerowyn semblait perplexe.) Tout le monde est donc suspect, sauf les serviteurs.

Karal réfléchit à ce qu’il s’apprêtait à dire.

Soyons réaliste, je ne suis pas irremplaçable. Et j’ai Altra, qui me protégera. Donc, je dois le faire…

— Nous pourrions lui tendre un piège, dit-il. Avec moi comme appât. Deux de ces projectiles m’étaient destinés. Il suffit de me mettre dans une situation où l’espion pourra m’approcher. Honnêtement, je doute qu’il essaie de m’éliminer si peu de temps après sa première tentative. Il voudra d’abord savoir quelle est la position de Solaris, et si l’Alliance est en péril, à cause…

Il s’étrangla et déglutit douloureusement. Les autres lui laissèrent le temps de se reprendre. Finalement, il retrouva le contrôle de sa voix.

— Si le but de cet agent était de briser l’Alliance, il m’abordera dès qu’il me croisera dans les couloirs du Palais. Je pourrais donc m’y promener pour voir qui vient me présenter ses condoléances et essayer de me soutirer des informations.

— Et s’il décidait d’assurer la défection de Karse en t’éliminant ? demanda Kerowyn.

— Ne m’avez-vous pas enseigné à rester en vie en attendant de l’aide ? Il n’est pas facile de se procurer des armes magiques. Si cet espion veut frapper de nouveau, il devra employer un moyen plus traditionnel. Il doit donc savoir s’en servir, et avoir l’occasion et le temps de le faire. Postulons qu’il possède le premier élément, je vais lui donner le deuxième, mais pas le troisième.

Voilà. Il espérait avoir parlé comme un ambassadeur karsite confiant. Pourtant, il ne se sentait pas du tout dans la peau du personnage !

Kerowyn continuait de se mordiller la lèvre.

— J’aime ce plan, et je le déteste, dit-elle finalement. Je le déteste, Karal, parce qu’il te met en danger. Mais je l’aime, parce qu’il a de grandes chances de réussir.

« En résumé, je ne te le demanderais pas, mais puisque tu es volontaire…

Je le suis aussi, dit Altra, s’adressant exclusivement à Karal. Tu as raison de penser que je pourrai arpenter les couloirs en ta compagnie, pour te protéger. Et cette fois, je ferai mieux mon devoir.

— Oui, je le suis, répondit Karal d’une voix ferme. Et je peux commencer sur-le-champ !

— Pas moi… Ou plutôt, pas mes hommes, fit Kerowyn, tendant une main pour lui tapoter le genou. Donne-moi le temps de tout mettre en place. Tu pourras t’y mettre, disons, après dîner. Ne viens pas manger avec la cour, ça donnera l’impression qu’il y a des problèmes au sein de l’Alliance… Mais montre-toi après… Entre autres choses, tu pourras rassurer certains de nos gens sur le fait que la guerre n’est pas encore pour demain.

Karal se renfonça dans son siège et laissa les autres parler des projectiles. C’étaient des mages, et pas lui, donc il ne comprenait pas très bien ce qu’ils avaient découvert. Mais il pouvait quelque chose, maintenant. Le savoir l’aidait un peu.

Juste un peu, mais c’était un début.

Après dîner, Ulrich s’était souvent promené dans les jardins – ou, quand le temps ne s’y prêtait pas, dans les couloirs et les petites salles d’audience – avec les courtisans. La température étant assez fraîche, certains préféraient se balader à l’extérieur et d’autres à l’intérieur. Karal se résigna donc à une longue soirée de marche.

Les Valdemariens ne semblaient pas savoir comment le traiter. Hier, il était un petit secrétaire insignifiant. Aujourd’hui, il restait le seul représentant karsite à la cour. Il s’était d’ailleurs vêtu en conséquence – même si le velours était trop chaud pour l’intérieur et pas assez pour l’extérieur. La plupart des courtisans vinrent lui présenter leurs condoléances, s’empressant de s’éclipser aussitôt après.

Les premières heures, personne ne mentionna l’avenir de l’Alliance. Tantôt suant et tantôt frissonnant, Karal commençait à se demander s’il ne s’échinait pas en vain.

Le sénéchal fut le premier à évoquer la question. Une situation si absurde que le jeune homme faillit éclater de rire, tellement il était tendu. Seuls les mages étaient au courant du piège. Le prince Daren avait jugé préférable de ne pas mettre les conseillers dans la confidence. Etant de très mauvais acteurs, ils risquaient de tout faire échouer. Le sénéchal se montra pathétiquement transparent quand il tenta de connaître la position de Solaris d’après l’attitude de Karal. Pour le laisser croire que le Fils du Soleil était toujours indécis, le jeune homme affecta une certaine froideur. Devant la déception du pauvre homme, il lui fallut faire appel à toute sa volonté pour ne pas vendre la mèche.

Karal élimina ses interlocuteurs suivants, parce qu’ils n’avaient eu aucun moyen d’accéder aux suites des ambassadeurs. Puis un long moment passa sans que personne ne l’aborde. Sa mine et ses vêtements sombres semblaient mettre les gens mal à l’aise.

Soupirant, il crut avoir perdu sa soirée.

Au moins, j’aurai essayé…

— Messire le secrétaire ? couina une voix derrière lui.

Karal se retourna et dut réfléchir pour reconnaître l’homme qui s’était adressé à lui. Dépourvu de signes particuliers, il avait le comportement et la personnalité d’une taupe.

— … Euh, mes condoléances, messire le secrétaire, dit l’homme, en plissant les yeux et en se tordant nerveusement les mains. Vous ne vous souvenez sans doute pas de moi. Je ne suis ni assez important ni assez riche…

La tache de peinture verte qu’il avait sur un doigt le trahit.

— Bien sûr que je me souviens de vous, répondit Karal. Maître Célandine, n’est-ce pas ? Le peintre ?

— Oui… J’ai été terriblement navré d’apprendre la mort de maître Ulrich. Oui terriblement ! J’espère… je prie… pour que votre gracieuse maîtresse ne prenne pas cet incident trop mal… Oh, dieux, non ! Ce serait affreux, affreux…

— Je suppose, du point de vue valdemarien…, répondit Karal d’un ton très neutre.

Il y avait quelque chose au sujet de cet homme… un détail sur lequel il n’arrivait pas à mettre le doigt.

— Oh, je ne suis pas valdemarien, mais ce serait quand même affreux pour moi, dit Célandine. Mes pigments sont… si difficiles à obtenir, voyez-vous, et avant l’Alliance, ils étaient hors de prix.

Karal frissonna et ses mains devinrent glacées.

Il est toujours occupé à envoyer quelqu’un lui chercher des pigments et des couleurs. Je me rappelle l’avoir entendu dire ça pendant qu’il faisait le portrait d’Ulrich. Il doit recevoir un paquet toutes les deux semaines !

Etait-ce possible ? Oh, sûrement pas ! Cet homme semblait si médiocre qu’il ne pouvait pas être l’agent qu’ils cherchaient. Tout le monde, à la cour, se moquait de lui et de son prétendu génie.

Mais… cela ne fait-il pas de lui un espion idéal ? Qui, sinon une personne insignifiante, peut observer sans se faire remarquer ?

— … Votre maîtresse est-elle toujours intéressée par le portrait officiel que j’ai commencé, ou préfêre-t-elle attendre d’avoir envoyé ici un autre ambassadeur… Dois-je faire un portrait à partir des croquis que j’ai faits de vous ?

Dieu du Soleil ! An’desha n’a-t-il pas dit qu’un mage a besoin d’un objet appartenant à une personne pour diriger sur elle une arme magique ? Cet homme peint des portraits, il croque les gens à longueur de journée et personne n’y prête attention !

Karal, dit Altra, je crois que tu tiens quelque chose. Peux-tu t’arranger pour qu’il t’invite dans son atelier ? Je trouverai peut-être des preuves, en me faisant passer pour un simple chat.

— Il vaut mieux attendre…, répondit Karal, affectant une grande dignité. J’ai cru comprendre que si l’Alliance tenait, l’envoi d’un nouvel émissaire ne tarderait pas.

Les petits yeux de l’homme brillèrent bizarrement. Mais avant qu’il n’ait parlé, Karal continua :

— Ce portrait de mon… maître, celui que vous avez indirectement mentionné… (Les larmes lui montèrent aux yeux.) J’aimerais beaucoup l’avoir. Est-il terminé ?

— Oh, oui ! Voudriez-vous venir le voir ? Excellent, applaudit Altra. J’avertis Florian, qui préviendra Kerowyn par le biais de Sayvil. Suis-le, avant qu’il ne change d’avis !

— J’aimerais beaucoup ça, accepta Karal en s’essuyant les yeux. S’il vous plaît.

La « taupe » le guida vers ses quartiers. Altra les suivit, la queue en l’air, comme un bon chat domestique. Le peintre ne fit pas attention à lui.

L’atelier était situé au bout du couloir. Karal eut des palpitations en s’avisant que Kerowyn n’avait pas pu les suivre sans se faire remarquer. Et si Célandine laissait la porte ouverte, il verrait arriver le Héraut et ses renforts. Il avait beau avoir l’air myope comme une… taupe, le jeune homme savait qu’il ne l’était pas.

Je vais tirer la porte derrière moi, dit Altra, juste assez pour qu’il ne puisse pas voir ce qui se passe dans le couloir. Avec un peu de chance, il sera si excité qu’il ne remarquera rien.

Exactement ce qui arriva… Célandine fit entrer Karal dans son atelier avec force courbettes et révérences, et Altra put se glisser derrière eux et pousser la porte sans que le peintre ne s’en aperçoive. La pièce était un capharnaüm. Il y avait partout des chevalets et des sculptures à moitié terminées. Les fournitures du peintre s’entassaient sur les meubles. Des toiles vierges reposaient contre les murs. Et tout était couvert de poussière.

Karal doutait que les serviteurs mettent jamais les pieds ici.

La taupe n’avait qu’une idée en tête : emmener Karal dans le coin de l’atelier où plusieurs toiles, fixées sur des chevalets, étaient dissimulées sous des draps. Il plaça le jeune homme devant l’une d’elles et s’agita beaucoup sous prétexte de ménager le meilleur éclairage possible avant de la dévoiler.

Karal n’eut pas besoin de simuler sa réaction. La taupe était un véritable artiste. Il avait réussi à représenter Ulrich pendant un de ses rares moments de détente. Son visage débordait de bienveillance et un sourire flottait sur ses lèvres.

Les yeux du jeune homme se remplirent de larmes. Malgré lui, il avança d’un pas. Le portrait était encore meilleur de près.

Célandine sourit, découvrant ses dents minuscules.

— Maître Célandine, vous êtes… (Deux grosses larmes roulèrent sur les joues de Karal, qui les essuya en secouant la tête.) Il n’y a pas de mot, non pas de mot. Il me faut cette peinture.

La taupe se rengorgea.

— Eh bien, je dois admettre que je suis très content de la manière dont j’ai rendu la robe. Vous, les amateurs de noir… Oh, pardonnez-moi, mais c’est une couleur si difficile pour un peintre ! Ce ton particulier de sebeline le long des plis, c’est mon petit secret pour rendre le lustré du velours noir de qualité…

Il continua, sans voir que Karal s’était raidi en entendant le nom qu’il avait donné à la nuance de pigment blanc bleuté qui soulignait une des manches de la robe. Ce n’était pas un terme valdemarien !

Effectivement, confirma Altra. (Les bruits que Karal entendait derrière lui cessèrent. Le Chat de Feu s’était immobilisé.) Fais-le parler, Karal, pendant que je contacte mentalement un expert !

— Comment faites-vous pour rendre les yeux si… si…, réussit à demander le jeune homme.

Cela suffit à relancer Célandine, cette fois sur le thème des reflets et des couleurs transparentes. Pendant ce temps, Karal attendait. La nuque fourmillant de picotements, il se demanda si le peintre avait eu accès à leurs appartements.

Alors qu’il se penchait pour mieux voir le portrait, il reconnut le décor, derrière Ulrich.

Bien sûr qu’il est venu dans notre suite ! Et pas seulement pour les croquis préliminaires ! Je l’ai trouvé en train de travailler sur les moulures, un après-midi. Il s’est plaint que le sénéchal lui demande de les restaurer chaque fois qu’elles se craquellent, sous prétexte qu’il est un artiste…

Célandine était aussi sculpteur, donc il devait être capable de reproduire ce qu’il voulait. Il avait du plâtre à sa disposition. Et il avait accès aux appartements, puisque le sénéchal lui ordonnait de restaurer les moulures quand c’était nécessaire.

Donc, il lui avait suffi de détériorer les moulures des suites de ses victimes – avant, pendant ou après les séances de pause –, histoire d’avoir à les réparer.

Karal ! appela Altra. (Pour la première fois, il y avait de la panique dans la voix du Chat de Feu.) Ce mot est impérial… Et on trouve ce pigment exclusivement à l’est d’Hardorn !

Célandine s’était glissé derrière Karal. La nuque du jeune homme le picotait tellement que c’en était douloureux. Il essaya d’observer la taupe du coin de l’œil sans se faire remarquer.

Karal !

Le jeune homme n’eut pas besoin de l’avertissement d’Altra. Il avait senti l’attaque du peintre une fraction de seconde avant que le cri ne résonne dans sa tête.

Il se baissa et pivota dans le même mouvement. Puis il contourna le chevalet et la peinture, les plaçant entre le peintre et lui.

Non… l’agent.

Le peintre avait disparu. A sa place se tenait un homme beaucoup plus dangereux. Il n’avait plus rien d’une taupe, mais tout d’un rat pris au piège. Ses petits yeux noirs brillant méchamment, il tenait un maillet dans une main et un couteau dans l’autre. La lame avait une teinte verdâtre et Karal eut l’intuition qu’il ne s’agissait pas de peinture.

— Il me tuera, vous savez, dit Célandine d’une voix anormalement calme.

— Qui ? demanda Karal. Qu’y a-t-il ? Pourquoi quelqu’un voudrait-il vous mer ?

Gagne du temps. Les secours doivent être en route.

— Le grand duc Tremane. Je ne suis pas son agent, alors, il ne me juge pas indispensable. Je n’ai pas rempli ma mission. Les petits oiseaux se sont envolés, mais ils ont réussi à picorer le cœur d’une seule cible.

La lueur qui brillait dans le regard du peintre n’était pas de la méchanceté, mais de la folie. Il brandit son couteau, obligeant Karal à reculer.

— Il me tuera. Il détient mon portrait et une mèche de mes cheveux, donc il peut le faire. A moins que je ne finisse le travail maintenant.

Il avança et Karal tressaillit. Apparemment, Célandine savait ce qu’il faisait. Il avait tous les gestes d’un combattant aguerri.

La seule façon de s’en sortir, c’était de continuer à le faire parler.

Mais Célandine se jeta sur lui.

Karal se baissa et fit un pas de côté, réussissant de justesse à éviter la lame et le coup de maillet destiné à sa tête.

— Si je réussis à vous tuer, je vous laisserai dans le jardin avec un des couteaux d’Elspeth planté dans le cœur, continua l’espion. Nous en avons fait des copies, vous voyez, au cas où… Vous savez sans doute de quoi je veux parler.

— En fait, non, je ne…

Karal ! cria Altra. Je ne peux pas lui bondir dessus ! Tu es dans la ligne d’attaque !

Karal fit un pas de côté, mais Célandine le bloqua avec le bras qui tenait le maillet et il dut reprendre sa position initiale.

— L’arme qu’Elspeth a laissée dans le cœur de notre ambassadeur, bien entendu ! répondit Célandine, comme s’il s’adressait à un simple d’esprit. (Puis il cligna des yeux.) Vous essayez de gagner du temps !

Cette fois, il attaqua avec son couteau.

Karal ! La lame est empoisonnée ! Reste hors de portée… Utilise tout ce qui pourrait te servir de bouclier !

Un bouclier… de préférence un objet que Célandine ne voudrait pas voir abîmé.

Karal prit une des toiles au hasard – tandis que l’agent l’obligeait à reculer vers les fenêtres –, et la brandit devant lui. Célandine eut un rictus et poussa un grognement inarticulé.

— Lâchez ça, pauvre imbécile ! hurla-t-il. Comment osez-vous poser la main sur…

Il n’eut pas le temps de finir sa phrase.

Avec un bruit, toutes les vitres se fracassèrent au même instant. Instinctivement, Karal se baissa et, la tête dans les épaules, se fit aussi petit que possible. Des éclats de verre coupants tombèrent dans toute la pièce.

Célandine se redressa et regarda autour de lui…

Une dizaine de carreaux s’enfoncèrent dans sa poitrine.

… Il s’écroula sur le sol, les yeux déjà vitreux. Karal s’assit par terre, les jambes coupées.

— Karal ! (Kerowyn entra par une fenêtre et renversa les chevalets dans sa hâte de l’atteindre.) Karal ! Ça va ? A-t-il réussi à t’égratigner avec sa lame ? Sayvil dit qu’elle était empoisonnée.

— Je vais bien, je vais bien, répondit le jeune homme d’une voix faible. Oh, Brillant Dieu du Soleil, je n’ai jamais été si reconnaissant qu’on m’ait enseigné quelque chose ! Vos leçons m’ont sauvé la vie !

Serrant la toile contre lui, il prit plusieurs inspirations pour se calmer.

— Il voulait me tuer et abandonner mon corps dans les jardins, avec un des couteaux d’Elspeth planté dans le cœur. Il a dit qu’ils ont fait des copies de celui qu’elle a laissé dans la poitrine de leur ambassadeur.

Il parlait pour ne rien dire, il le savait, mais il ne pouvait pas s’en empêcher. Altra réussit finalement à se frayer un chemin entre les fournitures et les chevalets renversés. Il lui tourna autour, ronronnant si fort qu’ils semblaient vibrer tous les deux.

— Le couteau d’Elspeth ?

Un homme aux épaules de lutteur enjamba le rebord de la fenêtre, une arbalète dans chaque main. Il fallut quelques secondes à Karal pour se rappeler son nom. Skif. Ce n’était pas un mage, mais il s’asseyait souvent à côté de Kerowyn pendant les Conseils.

— Le couteau d’Elspeth ? répéta-t-il, fronçant les sourcils. Que les démons l’emportent, je savais que cette arme reviendrait nous hanter !

Karal trembla quand il vit quelle peinture il avait saisie pour s’en faire un bouclier.

Le regard chaleureux et amusé d’Ulrich croisa le sien.

Le jeune homme éclata en sanglots.

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